► JOURNAL LE MONDE AOÛT 2020
Il y a cinquante ans au Biafra, des milliers d’orphelins à secourir
Génération Biafra (3/3). Le sort des enfants victimes de la guerre au Nigeria a marqué le début des années 1970. Certains, comme Regina Ubanatu, ont été accueillis en France.
Par Pierre Lepidi et Mariama Darame Publié hier à 17h00
De jeunes orphelins biafrais lors de leur évacuation au Gabon par avion militaire, en octobre 1968. Sur leur front ont été collés des morceaux de sparadrap où figurent leur nom et celui de leur village d’origine. DR
« Voulez-vous sauver un orphelin biafrais ?, demande Jean Duché, grand reporter et éditorialiste au magazine Elle, dans le numéro du 26 janvier 1970. Essayez d’imaginer des enfants décharnés qui errent dans la campagne en quête de quelque nourriture et imaginez que des adultes affamés la leur disputent. Je n’appelle pas votre pitié sur tous les enfants qui ont faim mais seulement sur les orphelins, qui ne sont que 10 000… Ce n’est pas moi qui vous remercierai mais le regard d’un enfant sauvé par vous. »
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La guerre de sécession du Biafra est terminée depuis deux semaines lorsque l’hebdomadaire français publie cet éditorial qui s’accompagne d’un long reportage. Le 15 janvier 1970, à la suite d’un cessez-le-feu, les derniers combats s’arrêtent et le Biafra est officiellement réintégré à la république du Nigeria. Après trois années de bombardements, d’épidémies et de famine, le rêve d’indépendance est enterré, non sans voir fait 1 million de morts, peut-être 2. La province, pourtant riche en ressources agricoles, minières et surtout pétrolières, se retrouve totalement exsangue. Des milliers d’enfants appellent à l’aide.
Evacués au Gabon, pays ami
« Je devais avoir 2 ou 3 ans et je me revois dans un hôpital de brousse, raconte Regina Ubanatu en sortant son album photo. Il y avait d’autres gamins autour de moi et nous étions extrêmement faibles sur le plan physique et très atteints psychologiquement. Comment suis-je arrivée ici ? Où étaient mes parents ? Je l’ignorais. » Après son séjour à l’hôpital durant l’automne 1968, Regina Ubanatu est évacuée par avion vers le Gabon. Pour identifier les orphelins avant le décollage, des soldats biafrais leur collent un morceau de sparadrap sur le front, avec leur nom ou un numéro de dossier.
« Avec mes petits compagnons d’infortune, on a ensuite été poussés, tirés et entassés dans un avion militaire. On étouffait à l’intérieur de la carlingue, où nous étions assis à même le sol. Lorsque nous avons atterri, les plus faibles étaient morts. Moi, c’est à cause de la malnutrition et de la maladie que j’ai perdu l’usage de mes jambes. »
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Au Gabon, les enfants les plus faibles sont pris en charge par la Croix-Rouge, les autres sont regroupés dans un centre professionnel d’apprentissage transformé en internat. Si le Gabon est choisi par les autorités biafraises pour l’évacuation des orphelins, c’est parce qu’il fait partie des cinq nations ayant reconnu la jeune république (avec la Tanzanie, la Côte d’Ivoire, la Zambie et Haïti). Le Gabon, alors dirigé par Omar Bongo, est un pays ami de la France, qui soutient également la sécession biafraise par l’envoi d’armes, de mercenaires et de médicaments, mais pas de façon officielle. Le général De Gaulle espère ainsi affaiblir le Nigeria, géant anglophone d’Afrique de l’Ouest soutenu par le Royaume-Uni et les Etats-Unis.
Dans son appartement de La Défense, près de Paris, Régina Ubanatu explique :
« En reconnaissant la nouvelle république biafraise, le Gabon a accepté que les organismes caritatifs internationaux évacuent vers Libreville des enfants regroupés dans des centres de fortune… Je me suis donc retrouvée au Gabon, dans le centre Sainte-Marie alors dirigé par le père François Pinus. J’étais l’unique enfant handicapé de ce camp. »
Difficile quête d’identité
A la fin de la guerre, le site est fermé dans la précipitation. Au terme de plusieurs mois de recherches d’éventuels liens familiaux, de nombreux enfants sont renvoyés au Biafra, où ils sont recueillis par des oncles ou des tantes ayant survécu à la guerre. D’autres restent au Gabon en vue d’une adoption. Mais pour Regina Ubanatu, personne ne se manifeste et aucune solution n’est trouvée jusqu’à ce qu’une bonne sœur lui trouve une place dans un institut orthopédique en France pour qu’elle soit soignée.
A 5 ans, la jeune fille, à qui on a diagnostiqué une poliomyélite, s’envole donc pour le centre de réadaptation fonctionnelle de Juvigny-sur-Orne. Elle ne le sait pas mais elle est très attendue :
« Chez son coiffeur, une femme avait lu l’édito de Jean Duché paru dans “Elle” et avait été bouleversée par le sort des orphelins biafrais. De retour chez elle, Suzanne avait alors décidé de parrainer un enfant du Biafra et d’être famille d’accueil. C’était moi et je venais d’arriver dans son pays ! »
Combien ont connu un tel destin ? Il est impossible de le savoir.
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A 12 ans, la vie de la jeune Biafraise bascule encore. Elle apprend que ses parents sont toujours vivants au Nigeria, qu’elle a des frères et même une sœur jumelle. Elle découvre également que son vrai prénom est Régina et non Mary. Elle va retourner dans son pays natal quelque temps puis revenir en France pour subir plusieurs opérations et suivre des années de rééducation. Mais elle ne retrouvera pas l’usage de ses jambes.
Aujourd’hui, Regina Ubanatu, qui a raconté son parcours émouvant dans le livre Princesse blessée (éd. Archipoche, 2019), vit et travaille à Paris. Elle a créé un fonds de dotation, Never Forget Biafra, pour soutenir les enfants victimes de la guerre du Biafra et les aider dans leur quête d’identité parfois difficile. Elle dirige aussi une association qui œuvre pour la reconnaissance des femmes handicapées.
Une rumeur visant Ali Bongo
A grands coups de reportages, le sort des enfants biafrais, avec leurs regards vides et leurs corps squelettiques, a marqué le début des années 1970. « La famine était une arme de guerre nigériane, écrit la romancière Chimamanda Ngozi Adichie dans son best-seller L’Autre Moitié du soleil. La famine a brisé le Biafra, a rendu célèbre le Biafra, a permis au Biafra de tenir si longtemps. La famine a attiré l’attention des gens dans le monde et suscité des protestations et des manifestations à Londres, à Moscou et en Tchécoslovaquie. La famine… a introduit l’Afrique dans la campagne américaine de Nixon et fait dire à tous les parents du monde qu’il fallait finir son assiette. » Orphelins ou non, les enfants de la guerre du Biafra ont connu des destins divers et parfois alimenté certaines rumeurs, comme celle qui prétend qu’Ali Bongo, qui a succédé à son père à la tête du Gabon, serait un gamin biafrais adopté…
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Une chose est sûre : cinquante ans après la capitulation de l’armée sécessionniste emmenée par Odumegwu Emeka Ojukwu, le vent de l’indépendance souffle toujours au Biafra. Même si les autorités nigérianes ont tout fait pour « oublier » cette guerre – au point de la gommer quasiment des manuels scolaires –, la volonté séparatiste demeure présente et gagne du terrain depuis les années 2000. Plusieurs partis ou mouvements igbo, l’ethnie majoritaire dans la province, émergent, à l’image du Mouvement indépendantiste pour les peuples indigènes du Biafra (Indigenous People of Biafra, IPOB), créé en 2012 et massivement soutenu par la diaspora britannique. Très actif sur les réseaux sociaux, l’IPOB, classé « organisation terroriste » par le pouvoir nigérian, tente de convaincre la nouvelle génération qui n’a pas connu la guerre civile que son avenir passe par la sécession.
Les tensions sont fortes. Dimanche 23 août, l’IPOB a déclaré dans un communiqué que 21 de ses membres avaient été tués la veille lors d’une attaque et que 47 autres avaient été arrêtés par les services de sécurité de l’Etat. Deux agents des services de renseignement ont également trouvé la mort lors de ces affrontements qui se sont déroulés à Enugu, au siège de l’IPOB. Cinquante ans après la fin d’une guerre qui a marqué une génération à travers le monde, on continue de mourir pour l’indépendance du Biafra.